Une réunion de famille le quatorze janvier, alors qu’ils auraient très bien pu attendre un peu pour se voir, quelle idée ! Lily-Rose a déjà réussi à éviter celles de Noël et du Nouvel An, alors pourquoi pas celle-ci ? Pourquoi ? Oh tout simplement parce que son satané frangin lui a posé un ultimatum. Soit elle vient, soit ils ne se revoient plus jamais. Premièrement, il n’oserait jamais faire ça pour un simple repas, même si faire venir les parents de Bâton-Rouge à Los Angeles a dû lui coûter un bras. Et deuxièmement, s’il ose, il le fera sans doute quand il verra que sa sœur n’est pas digne de confiance. C’est à ça qu’elle pense en s’habillant. Au début, elle voulait mettre une jolie robe noire, toute droite et de hauts talons et puis elle s’est reprise. Tu crois que tu rentrerais dans ta robe, avec ta planète au niveau du ventre, espèce de blonde ? Alors réveille-toi un peu et mets autre chose. Un long t-shirt rose, une paire de leggings noires et des ballerines suffiront. De toute façon, ce n’est pas comme s’il s’agissait d’un déjeuner avec Barack Obama. Quoi qu’au point où en sont les choses, ce serait peut-être mieux de déjeuner avec lui qu’avec Nolan et leur père réunis.

Au bord de la crise de nerfs, elle appelle sa mère de toute urgence. A l’heure qu’il est, ils ont déjà dû atterrir à LA. Ils sont peut-être déjà en route direction l’appartement de Nolan. Au téléphone, sa voix tremble presque autant que ses jambes. Sa mère, elle, reste très calme et lui répond qu’elle arrive tout de suite. Papa devait être près d’elle. Terrifiée et nauséeuse, elle se précipite aux toilettes et c’est penchée au-dessus de la cuvette qu’elle attend son arrivée. Une demi-heure plus tard, des coups frappés à la porte la font sursauter. Enfin sa mère est là. Elle s’occupe d’elle comme on pouponne un nourrisson jusqu’à ce qu’elle aille mieux. Dans ses bras, elle s’est mise à pleurer tout ce qu’elle savait, comme si ça allait la soulager alors qu’elle sait que c’est faux. Sa mère sait pour tout, le bébé, comme c’est arrivé, ce qu’elle compte faire, mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que ce n’est pas pour tout ça qu’elle pleure. Du moins en partie.

« J’veux pas y aller, maman. Ils vont me détester. S’il te plait, m’oblige pas à y aller. »
« Tu ne peux pas faire autrement, ma chérie. Ils devront bien savoir un jour où l’autre et tu sais que je n’aime pas mentir à ton père. Si tu leur dis maintenant, ils le prendront bien, j’en suis sûre. Ils ne t’en voudront même pas. »

C’est à coups de câlins et de paroles réconfortantes que la mère Hemingway a réussi à trainer Lily-Rose jusque dans ses ballerines puis dans un taxi. Fatiguée, crevée, fracassée, lassée, la jeune femme ne réagit presque plus. Elle se laisse guider comme une poupée. Dans le taxi, elle somnole même sur l’épaule de sa mère, évitant surtout de penser à ce qui l’attend. Les rougeurs dans ses yeux s’estompent petit à petit. Elle soupire, nichant sa main dans celle de sa mère. Malheureusement, les rues sont vides de voiture et le taxi circule vite. Elles sont déjà arrivées alors que Lily n’a qu’une envie : s’enfuir en courant. Mais sans doute tomberait-elle car ses jambes ne la portent plus. Pas un mot n’est échangé durant le trajet. Elle voudrait pouvoir s’enterrer sous le trottoir mais ça aussi, c’est impossible. Prise par la main, comme une enfant, elle se fait trainer jusque devant la porte de l’appartement.

« Maman, tu sais j’me sens vraiment pas bien, je crois que je devrais rentrer. »

Ding dong. Saleté. Traitresse.

« Okay. This is it, comme on dit. Si je meurs aujourd’hui, sache que je t’aime ! »

Lily-Rose ou son talent incomparable pour l’exagération.

« Papa m'a dit que vous aviez fait du Shopping... C'est assez surprenant de vous voir arriver les mains vides. »

« Nonoooooo ! T’as encore fait des pâtes à la carbo alors que tu sais que je peux pas en manger. Et la carbo sans œuf, c’est dégueulasse. T’es trop chiant… »

Quand Nolan approche son index du front de Lily-Rose, celle-ci se dresse sur la pointe des pieds et fait mine de chercher à le lui mordre, comme elle le faisait quand elle était petite et qu’ils jouaient tous les deux pendant des heures. Petite, elle se prenait pour un chat et pouvait passer des heures à embêter Nolan pour avoir ses câlins et pour qu’il joue avec elle. Aujourd’hui, ils sont peut-être un peu grands mais le stress la fait agir comme une enfant. Néanmoins, elle recule docilement, sans rechigner car elle sait à quel point Nolan aime s’appliquer à faire la cuisine.

« Je n'ai pas mis d’œuf. Et ce sera très bon. J'ai essayé plus d'une fois sans pour que justement, ce soit bon. Et de toute façon tu n'as jamais mangé des carbo avec des œufs, comment tu peux savoir si avec les œufs c'est meilleur ? »
« Je le sais parce que la carbonara est toujours préparée avec des œufs donc si personne n’en fait sans, c’est que ça doit être dégueulasse. Nah. »

Malgré tout, elle sourit. Si son sourire parait détendu et négligé, son frère sait très bien qu’elle est tendue comme une corde à linge. Elle recule de plus en plus tandis qu’il lui intime de retourner avec les parents. Immédiatement, son sourire disparait. Elle ne veut pas y aller. Son frère est plus indulgent, plus protecteur. Il a toujours su la protéger des colères de son père. Même si elles n’étaient jamais bien violentes, Lily en avait toujours peur, alors Nolan se dressait toujours entre elle et leur père. Alors à tout bien y réfléchir, elle n’avait pas à avoir peur, même de son père. Et puis s’il n’était pas content, c’était son problème. Elle allait leur expliquer. Impossible de réunir vingt-cinq milles dollars pour un avortement dans une clinique privée, à l’abri du regard de Big Brother, et elle refusait de l’abandonner à la naissance, sachant pertinemment qu’une fois qu’elle l’aurait dans les bras, elle l’aimerait plus que sa vie. Mais allez faire comprendre ça à un paternel sur-protectif et très concerné par le futur de sa fille – et de son fils, qui n’est heureusement pas enceinte -, ça relèverait du suicide. Quand il la prend par les épaules pour la ramener vers les parents, son regard et celui de sa mère se fixent vers son père. Elles attendent plus sa réaction que celle de Nolan. Cependant, c’est ce dernier qui réagit le premier.

« What the fuck ? Lily ?! »
« Je suis désolée, je… »

Elle quoi ? Elle n’a pas d’excuse, en réalité. Une promesse est une promesse, surtout chez les Hemingway. Sa promesse dans le vide ne tenait pas, mais Nolan y avait apparemment cru. Son père est rouge pivoine. Furieux. Craintive, elle fait un pas en arrière juste au moment où son grand-frère vient se placer devant elle. Il ne la regarde pas dans les yeux mais parcourt son visage. Il a l’air déçu et paniqué. Comme elle. Par réflexe, elle pose les mains sur ses bras et les serre fort. Ne me laisse pas, j’ai peur, protège-moi. C’est ce qu’elle aimerait lui dire. Et puis elle aimerait surtout qu’il la regarde, mais ça c’est apparemment quelque chose qui ne se fera pas. A la place, il lui tourne le dos et attrape sa main, presque fébrilement.

« Papa, c’est pas ce que tu crois !... »
« Et qu'est ce que je crois ? »
« C'est un de ses projets pour l'université ! C'est... Un faux ventre ! Enfin, regarde, on vois bien que c'est pas du vrai quoi... »

Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Lily lève de grands yeux vers lui. Il sait que son père ne gobera jamais une histoire pareille, bien sûr qu’il le sait. Vu son visage déconfit même avant d’avoir entendu sa réponse. Réponse qui ne tarde pas à venir, tranchante et sèche, comme toujours.

« Tu me prend pour un idiot ?! »
« C’est ma faute, papa ! C’est moi qui lui ai dit de ne rien répéter parce que je lui ai promis que j’avorterais. Alors, non, comme tu peux le voir, c’est pas du toc. J’ai fait une connerie mais j’vais assumer. De toute façon, c’est trop tard pour avorter et il est hors de question que je l’abandonne ! »

Faisant une brève pause dans des paroles pas du tout préparées qui sortent, comme toujours, toutes seules, Lily-Rose sort du dos de son frère sans lâcher sa main. Le paternel la fixe, rouge de colère, mais elle lui rend son regard quoi qu’un peu hésitante.

« Tu pourras dire tout ce que tu veux, tu pourras hurler, me renier, faire tout ce que tu veux, je suis assez grande pour décider de ce que je veux faire. Alors je veux le garder et je le garderais. Quoi que tu en dises. »

Un long silence s’installe entre la famille. Leur père semble à court de mots mais ce n’est pas pour autant qu’il n’a pas l’air d’une bombe à retardement sur le point d’exploser. Il se tourne vers la mère de Lily et inspire longuement avant de dire d’une voix faussement calme :

« Et tu savais ? Tu savais que ta fille était enceinte ? Et tu m’as rien dit ? Ah, elle est belle, la famille ! »
« Oui, je le savais. Ça ne sert à rien de t’énerver… »
« Toi aussi, tu le savais, Nolan. Je ne pensais pas ça de toi. Sincèrement, tu me déçois. »
« Papa ! Nolan n’est pas un chien qui t’obéit au doigt et à l’œil alors arrête de le traiter comme ça ! C’est moi que tu dois engueuler alors vas-y, fais-le, mais arrêter de le tenir responsable de tout ! »

Et pourquoi Nolan ne réagit-il pas ? Lily-Rose lui jette de fréquents regards alarmés mais il n’a pas l’air de comprendre ce qu’il se passe. Il est là sans l’être, focaliser sur sa mère. Du coin de l’œil, Lily la voit lui adresser un regard bienveillant. C’est ça. Elle n’a qu’à le rassurer pendant que Lily s’occupe du grizzli qui leur sert de père. Franchement, elle l’adore mais parfois il est si odieux et ne contrôle pas ses mots qu’elle aurait envie qu’il disparaisse. Entre eux, il faut l’avouer, ça n’a jamais été calme. Toujours une dispute qui revenait sur le tapis. De temps en temps, Lily avait ses torts évidemment mais souvent, il ramenait à l’ordre du jour des conneries vieilles de plusieurs mois. Autant dire qu’ils n’ont jamais su se parler calmement, mais ce n’est pas pour autant que le père Hemingway déteste sa fille et vice versa. S’il la détestait, il ne se mettrait pas dans des états pareils, comme aujourd’hui, par exemple. Son visage est tellement rouge qu’elle a l’impression qu’il va tomber dans les pommes. Tournant le regard vers son frère, elle l’observe retourner vers ses pâtes, comme si leur dispute ne l’atteignait même pas. C’est bien, tant mieux. Il ne semble même pas entendre les insultes de son père.

Alors que Lily lui répond, sa voix montant dangereusement, Nolan revient vers eux avec sa cuillère en bois. Que va-t-il faire ? Leur taper dessus avec ? Leur balancer de l’eau bouillante à la figure pour qu’ils se taisent ? Ce ne serait pas une mauvaise idée mais Lily ne veut pas être défigurée. Alors, elle fixe en coin l’objet en bois jusqu’à ce que son grand-frère le brandisse… en direction de l’ordinateur posé sur le bureau. Ah, ouf. Pas d’eau bouillante, elle ne risque pas de voir sa vie… hum… fondre devant ses yeux ? Fascinée, Lily observe son jeu d’acteur. Quoi qu’après l’avoir entendu, elle se demande jusqu’à quel point il ne raconte pas la vérité. Peu importe. Si elle arrive à trouver un gars avec le nom qu’elle lui a donné, c’est lui qui s’en prendra plein la gueule et même s’il dit ne pas la connaitre, elle sait que Nolan ne l’écoutera pas. Sauf s’il s’avère qu’elle est obligée de se marier avec lui. Bon, avec un peu de chance, le type aura une femme et des enfants. Evidemment qu’il le traque. Il ne ment pas, c’est du Nolan tout craché ça. Sans avoir la moindre réaction, Lily ricane intérieurement. La voilà en paix pour un bon moment. Et Sky aussi, par la même occasion. Alors, docilement, elle se laisse guider jusqu’à une chaise. S’assoir lui fait du bien et soulage son pauvre dos. Alors qu’il commence à servir les femmes, Lily s’accoude à la table et pique une feuille de salade avant de l’enfourner toute entière dans sa bouche. Son père la fixe d’un air mauvais. Il déteste la voir aussi « mal éduquée » dirait-il, les coudes sur la table et manger avant tout le monde. Si elle avait voulu vraiment l’enrager, elle l’aurait coupée, sa salade. Comme tout ce que fait Nolan, c’est délicieux. Ce doit vraiment être une tare, chez elle, de ne pas savoir cuisiner. Heureusement, les deux hommes de sa vie le font à merveille.

« J'ai obtenu le nom du type qui a fait ça. Je suis sur que ça t’intéresse, pas vrai ? »

A ça, il peut le dire. Il l’a tellement torturée, sa Lily, qu’elle lui a donné un nom. Le premier qui lui est passé par la tête et Nolan a tout gobé. Parfois, dans ses grands moments de bonté, elle s’en veut mais ça lui passe très vite. Si un jour, il apprend la vérité, il comprendra que c’était pour leur bien à tous. C’était mieux que de lui dire « En fait, j’ai couché avec ton meilleur ami. Tu sais, celui a qui t’a sauvé la vie ». Rêveuse et bien contente de se retournement de situation, elle va pour prendre une autre feuille de salade quand elle reçoit un petit coup de pied dans le tibia et aperçoit le regard mécontent de sa mère. Alors, docilement, elle pose la fourchette et attend. Comme quoi, il y en a au moins une qui a de l’autorité.

« Un Irlandais ? Un petit merdeux d'Irlandais ? Y'a qu'un Irlandais pour manquer de respect aux Hemingway. Et il est où maintenant ? »

Euh. Allo ? Comment il sait qu’il est irlandais ? Merde, il a tout compris. Qu’est-ce qu’il s’est dit pendant qu’elle ne faisait pas attention. Et si Nolan avait découvert le poteau rose ? Elle était morte, à coup sûr. Pourtant, son regard sur elle n’est pas furieux. Peut-être qu’il a compris que… Mais non, impossible puisque même le principal concerné n’avait rien vu. Et comment saurait-il que sa sœur – qu’il croyait encore chaste, pure et prude, quelques mois plutôt – était amoureuse ? Prenant un air de réflexion intense, le regard de Lily hésite entre son père et Nolan, tentant de décrypter leurs expressions. Mais merde, la coïncidence. Irlandais. Ah ça, c’était encore la faute de Sky. A force de lui raconter son Irlande, il avait fini par la contaminer. Peter McLean, c’est vrai qu’à tout bien y réfléchir, ça sonnait irlandais. Mais bon, on ne sait jamais. Contemplative, Lily pose son coude sur la table et y appuie son menton. Finalement, elle hausse les épaules.

« J’suppose qu’il est retourné en Irlande. »

Réponse brève qui n’en dit pas trop mais assez pour que les recherches de Nolan s’éloignent de Los Angeles et de son meilleur ami qui habite à trois pas de chez elle. Tout d’un coup, elle se prend à plaindre le pauvre type qui aura le malheur de s’appeler ainsi. Même en Irlande, Nolan ou le père serait capable d’aller le chercher. A ce moment-là, elle aurait sûrement le temps de fuir. Sa mère soupire. Elle sait que sa fille ment puisqu’elle seule sait l’identité du futur papa. Mais elle ne dit rien. Lily lui adresse un regard de remerciement. Que ferait-elle sans sa mère ? Alors, pour brouiller encore plus les pistes, elle ajoute d’un ton désinvolte :

« Il était juste là pour le travail donc il est rentré rejoindre sa femme et ses mômes. »

Finalement, peut-être aurait-elle dû se taire après la gifle qui lui tombe dessus. Elle n’avait pas remarqué son père qui était venu se poster derrière sa chaise et, quand elle s’est tournée vers Nolan pour parler, il a eu un accès direct à sa joue. Pour le plus grand bonheur de sa fille. Elle ne bronche pas, cela dit. Première fois qu’il lui donne une claque, mais elle n’en a rien à faire. Elle hausse un sourcil et se tourne lentement vers lui.

« C’est plutôt lui que tu devrais frapper, papa. Je savais pas qu’il était marié et qu’il avait des gosses quand on a couché ensemble. »

« Lily-Rose… Tais. Toi. »

Surprise par le ton à la fois sec et furieux de Nolan, Lily baisse les yeux et ramène ses mains sur ses genoux. Elle sait très bien que dans ce genre de moment, avec le ton qu’il a utilisé pour lui parler, elle ferait bien de ne pas la ramener et de s’écraser très bas, bien que ça ne soit pas du tout dans ses habitudes. Nerveusement, elle commence à se triturer les lèvres du bout des ongles, geste qu’elle fait souvent quand elle est stressée ou énervée. Ici, c’est les deux en même temps. Mais comme à son habitude, Nolan ne s’énerve pas, il ne sort pas de ses gonds, il n’explose pas. Il se contente juste de soupirer longuement et de reprendre la parole.

« Déjà, non il n'est pas retourné en Ireland. Ton petit là, je l'ai retrouvé et tu pourras dire ce que tu veux, je sais désormais que c'est un prof de Chimie. »

Une pause dans son pseudo-sermon surprend la jeune femme, qui relève les yeux. Pourquoi fixe-t-il aussi intensément sa mère ? Elle profite de sentir les mains de son père dans son dos, appuyées sur le dossier de sa chaise pour lui jeter un regard implorant. Qu’elle se taise. Ils ne doivent rien savoir. Surtout pas Nolan. Elle n’ose même pas imaginer ce qu’il ferait s’il venait à apprendre que ce n’était pas ce prof de chimie dont elle n’avait jamais entendu parler mais Tyler, le père de ce qu’elle a dans le ventre. Pitié, maman, tais-toi. Sans broncher, sa mère balaye la salle du regard, sans s’arrêter sur sa fille. Elle a toujours été ainsi, détendue et zen même dans les situations les plus dramatiques comme celle-ci. Elle semble complètement étrangère à tout ça et ne pas en savoir plus que Nolan ou son mari. De nombreuses fois, Lily lui a promis de tout leur dire quand le bon moment se présentera mais il faut croire que si elle attend qu’il vienne frapper à sa porte, elle peut toujours attendre. Dans le pire des cas, elle ne leur dira jamais.

« Qu'est ce que vous manigancez toute les deux ? Il y a quelque chose que vous ne dites pas. »
« Qu’est-ce que ça peut t’foutre ? T’es tellement intelligent que tu sais déjà tout avant nous. Alors vas-y, dis-moi ce qu’on te dit pas ? »

A peine a-t-elle terminé sa phrase qu’elle reçoit un brusque coup sur la tête. Se penchant en avant, elle pose les deux mains sur son crâne à l’endroit que son père a frappé. Si elle ne se retenait pas, elle lui aurait déjà rendu tous ses coups. Mais c’est son père alors impossible. Elle se prendrait le triple. Pour l’instant, elle ne fait que simuler. Il avait beau être brusque, elle n’a pas ressenti la moindre douleur à sa petite tape. Elle veut juste lui faire regretter de l’avoir giflée.

« Papa, arrête de me frapper, merde ! »

Son cri est accueilli par un long silence. Son père est trop occupé à observer Nolan, qui s’est levé de sa chaise et est allé chercher son ordinateur portable sur le bureau. Mon dieu. Qu’a-t-il encore trouvé comme idée lumineuse pour mettre le bordel ? Hargneuse, Lily-Rose ne le quitte pas des yeux jusqu’à ce qu’il revienne, tape quelque chose au clavier et le tourne habilement vers eux. Involontairement, Lily se crispe mais, de toute façon, que pourrait-il bien penser ? Qu’elle s’est soudainement tendue parce qu’il s’avère qu’il est tombé sur le bon gars ? Parfait, il n’a qu’à croire ça. En quelque sorte, cette pensée conforte un peu la jeune femme. Jouant les désintéressées, elle pose son menton dans sa main, le coude sur la table. Encore une chose que son père détesterait s’ils étaient en train de manger. Mais elle manque d’éclater de rire. Ce pauvre type n’a vraiment rien pour lui. Ni son métier, ni son physique. Peut-être qu’il est gentil mais quand même, il lui faudrait sans doute plus que de l’argent pour accepter de passer ne serait-ce qu’une nuit avec lui. Elle voit son père se pencher par-dessus son épaule, sans malgré tout lâcher le dossier de sa chaise, comme s’il voulait être près d’elle au cas où elle tenterait de fuir.

« Pa’. C’est lui. J'ai trouvé ses coordonnées. Je pense qu'après manger, nous pourrons rendre une petite visite à ce dernier et lui faire comprendre ce que ça fait de mettre en cloque une Hemingway, surtout quand on est marié. »
« Détective Nolan, hm ? Si tu crois que ton petit jeu va marcher et que je vais me ruer à tes pieds en te suppliant de ne pas lui casser la gueule parce que je l’aime et tout le blabla, tu peux toujours courir. On a juste couché ensemble pour le fun. Enfin écoutez, vous faites comme vous voulez. Moi en attendant, j’ai faim et j’aimerais vraiment qu’on se mette à table. »

S’il croit en plus qu’elle n’a pas surpris son regard suspicieux en direction de sa mère, il se fout le doigt dans l’œil jusqu’à la moelle. Furieuse jusqu’au bout, elle se lève et le force à fermer son ordinateur avant de le lui arracher des mains pour le poser sur le plan de travail de la cuisine américaine. Alors qu’elle revient, sa mère se lève tranquillement à son tour.

« Ma chérie, tu veux bien venir avec moi ? J’aimerais voir si ce dont tu m’as parlé la dernière fois est passé. On va faire ça avant de manger. »

Mauvaise idée. Très mauvaise idée de prendre Lily au dépourvu. Si ça ne la dérange pas de le faire aux autres, elle a du mal à réagir convenablement quand ça lui arrive. Mais un peu de présence d’esprit, enfin, ne reste pas plantée là comme une cruche. Sans répliquer, elle se presse à la suite de la matriarche. Croyant sentir Nolan sur ses talons, elle fait demi-tour comme une furie et crache :

« Si jamais ! Si jamais je te sens derrière la porte, Nolan, tu vas te prendre la raclée de ta vie. Et je te préviens, même en te transformant en ombre, je te sentirais alors retourne à tes fourneaux ! »

Pas franchement discret ni aimable mais peu lui importe, à ce moment-là. Puis, elle emboîte le pas de sa mère jusqu’à la salle de bain. D’un geste rapide, l’ainée verrouille la porte et attrape sa fille par le bras pour l’entrainer le plus loin possible de celle-ci. Puis, elle murmure :

« Tu ne peux pas laisser Nolan et papa s’occuper de ce pauvre type. Il n’a rien fait, ce n’est pas juste. J’ai dit que je te soutiendrais, mais pas jusque là. Ce professeur n’a rien à voir avec tout ça et ça risque d’aller beaucoup trop loin. Lily, il faut que tu leur dises… »
« Non, maman. Non, je le ferais pas. Ils vont lui faire du mal et je veux pas ça. »
« Pour l’instant, c’est à eux que tu es en train de faire du mal. Et je croyais que pour toi, la famille comptait plus que tout. »
« C’est différent. Je t’ai promis que je le ferais quand le moment sera le bon. Et c’est franchement pas maintenant. »

Sa mère ne répond pas. Elle se contente juste d’un soupire puis la lâche et ressort de la salle de bain. Lily ne met pas longtemps à la suivre. Elle fait mine de rajuster ses vêtements. Quand elles arrivent dans la salle à manger, leurs deux hommes sont déjà attablés et les attendent. Elle n’a pas à se forcer pour rougir en s’asseyant à côté de son frère, son visage opère tout seul. Assise à côté de lui, elle soupire à son tour. Décidément, c’est une manie dans la famille.

« J’ai un hématome sur la poitrine depuis quelques jours, j’ai dû me cogner. Rien de grave. Bon, on mange ? »

« Dis moi, Lily. Combien de fois dans ta misérable vie tu t'es permis de me mentir, et combien de fois je t'ai cru sans te demander la moindre explication ? »

A entendre ces mots, Lily lève vers lui un regard furieux. De quel droit se permet-il de juger sa vie ? Peut-être croit-il que sa vie est moins misérable que la sienne. C’est sûr que jouer les Ken dans une salle de gym à s’occuper de la cellulite de vieilles aux cheveux colorés qui passent plus leur temps à discuter qu’à faire les mouvements qu’il leur montre, c’est vraiment beaucoup plus glorieux. Et en plus de tout ça, il ose prendre le saladier avec lui quand il retourne dans la cuisine. Bon, on ne mange pas, soit, mais ça n’est pas une raison pour lui enlever la seule chose qui la fait rester ici bien à sa place. Enragée, Lily attrape la fourchette à côté de son assiette et se met à jouer avec, faisant claquer les dents contre la table dans un bruit plus qu’énervant. Quand Nolan se met à crier, elle sursaute et les dents grincent sur la table dans un bruit sinistre qui résonne dans sa tête. Elle lève la tête vers lui et lui lance un regard noir. Si seulement il pouvait simplement se taire. Du coin de l’œil, elle voit leur père amorcer un mouvement, sans doute pour essayer de calmer Nolan, et Lily espère qu’il y arrivera. Mais il n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche que l’agneau qui se prend pour un loup le fait taire.

« Un connard te met en cloque, et nous on a pas le droit de contester ? Tu nous ment depuis le début et on est censé accepter ça ? Je veux bien être le roi des cons, Lily-Rose Darcyleinn Hemingway, mais soit crédible quand tu monte un bateau comme le Titanic, car là il est clair que tu viens de te manger un putain d'Iceberg. »

Ah ça, pour être le roi des cons, il est imbattable. Lily grimace. Comment espère-t-il une réponse s’il ne se tait pas ? Enfin, quoi ? Il s’imaginait que vingt-cinq milles dollars, c’est facile à réunir avec un job à mi-temps dans un bar de quartiers et avec les études qui pompent à côté ? Que si elle avait eu ne serait-ce qu’un semblant de choix, elle aurait quand même gardé ce qu’elle a dans le ventre ? Qu’elle allait lui donner directement le nom dudit « connard » comme une bonne fifille qu’elle n’a jamais été ? Mais s’énerver contre lui n’est pas non plus une bonne idée, surtout aux vues de l’arme qu’il tient entre ses mains. Pour une tierce personne, ça n’est qu’une vulgaire cuillère en bois. Pour Lily, c’est une arme redoutable qui pourrait lui atterrir sur la tête avec beaucoup plus de force que la gifle de leur père si elle a le malheur d’ouvrir la bouche pour dire encore des conneries. Alors, elle plonge son visage dans ses mains et respire longuement, tentant par tous les moyens d’occulter les paroles de Nolan. Il ne se rend pas compte à quel point il est blessant. Comme s’il croyait qu’elle avait cherché à tomber enceinte. Pourtant, il la connait mieux que ça. Finalement, elle relève la tête.

« Tu crois que j’assume pas ? Tu crois que le reste du temps, je me terre dans ma chambre pour me cacher ? Nolan, réveille-toi ! Ma vie ne va pas s’arrêter parce que je vais avoir un gosse. Je peux plus rien faire, maintenant… Quand… Quand j’ai appris que j’étais enceinte, j’étais en déni de grossesse et ça faisait trois mois. Mais après trois mois, on peut plus avorter. Et je pouvais pas me permettre de débourser vingt-cinq milles dollars pour une IVG, parce que devine quoi ? J’les avais pas et je les ai toujours pas. Alors à moins que tu ne trouves une idée brillante pour me sortir de là, ne me fais pas la morale. J’suis très bien capable de l’élever toute seule. Ou même avec son père, puisqu’il a l’air d’en avoir teeeellement envie. Mais là, tout ce que tu fais, c’est me faire des reproches. Je sais que j’ai tous les torts, alors ça va, pas la peine de le répéter encore et encore. »

La voix de Lily redescend calmement. Elle ne s’est pas énervée, n’a pas haussé le ton pour une fois. Seulement, elle n’en a pas fini. Et elle ne laisse pas le temps à Nolan de lui répondre. Elle se lève, fait le tour de la table et ferme un peu brusquement le clapet de l’ordinateur, faisant ainsi disparaître l’horrible photo du pauvre prof de chimie qui aurait pu s’attirer les malheurs des hommes Hemingway.

« Et oui, j’vous ai menti. Je sais pas qui c’est, ce type. Je l’ai jamais vu. Parce qu’enfin, on a pas de cours de chimie en criminologie et même, je l’ai jamais croisé dans la fac. Mais j’sais pas, réfléchis. Tu préfèrerais que j’ai couché avec ton meilleur ami et que ça soit lui, le père ? »

A partir du moment où Lily-Rose s’était mise à parler calmement, l’ambiance était retombée d’un coup. Pourtant, ces mots n’étaient pas des plus rassurants ou aimables. Elle ne cherchait pas à l’apaiser, mais plutôt à se soulager. A lui dire la vérité. Elle est consciente de rejeter un peu la faute sur eux, mais tant pis. Docilement, elle prend les couverts pour servir tout le monde. Cependant, Nolan trouve encore le moyen de la contrarier. Bien sûr qu’il ne lui a jamais présenté Tyler. Pour sûr qu’au fond de lui, il avait terriblement peur que Lily en tombe amoureuse. Lui, il ne le ferait sans doute pas fuir. C’est son meilleur ami après tout, qu’aurait-il à craindre ? A part le fait qu’il ait mis la petite sœur adorée de Nolan en cloque après deux nuits qui ne voulaient rien dire au début ? Oh rien. Lily ricane intérieurement. Il croit malin de lui dire qu’il est comme un frère ? S’il est un frère pour lui, il l’est aussi pour elle et là, ça devient vraiment perturbant. En fait, elle a du mal à ne pas rire mais se contente en réalité d’un sourire. Alors, même la remarque sur sa copine ne lui fait plus aucun effet. Quoi que si, un peu. Elle lui serre le cœur. Maëlys, cette fille à laquelle il ne cesse de penser. Egoïstement, elle aurait préféré qu’ils ne se soient jamais rencontré comme ça, elle aurait été heureuse avec lui. Alors, un peu perdue dans ses pensées, elle n’entend pas le cri indigné de ses parents, ni les excuses de Nolan.

« Non, tu me l’as jamais présenté mais un jour, il est venu ici pendant que j’étais là. Il m’a même pas remarquée, j’devais avoir la couleur du sofa. »

Tout en parlant, elle prend l’assiette de sa mère et lui serre des pâtes. Si elle a l’air détendue, ce n’est pas vraiment le cas. Elle ne sait pas si elle fait bien de tout lui déballer de la sorte mais à présent, c’est un peu trop tard pour y penser. Même avec le peu qu’elle a dit sur Tyler, ce serait assez pour mettre la puce à l’oreille de Nolan. Si elle ne parlait pas d’elle-même, il lui poserait des questions, demanderait à en savoir plus et ça tournerait mal parce que Lily ne voudrait rien lui dire. Tout doucement, elle repose l’assiette pleine de garnie de sauce devant sa mère et lui adresse un sourire doux qu’elle lui rend, plus rassurant. Mais Lily n’en est pas rassurée pour autant. Quand elle prend l’assiette de son père, ses mains tremblent légèrement. De nouveau, elle a envie de pleurer, mais cette fois, de nervosité. Les pâtes ne veulent décidément pas tenir entre les cuillères.

« Et non, il a pas de copine. Elle est… partie il y a quelques mois. Il est encore sous le choc, ça va pas fort en ce moment… »

Il doit se demander comment elle sait tout ça. Effectivement, ce serait une bonne question. Laissant la cuillère dans le plat de pâtes, elle arrose l’assiette de son père de sauce carbonara et manque d’en renverser la moitié sur la nappe. Sans le regarder, elle pose l’assiette sur la table, devant lui, comme une vraie serveuse. Au moins, elle a l’expérience et apparemment, elle ne l’a pas perdue. Finalement, elle prend l’assiette de Nolan et la pose devant le plat, pour le servir. Là, elle en laisse tomber la moitié sur la nappe. Ricanant dans un souffle, elle récupère les pâtes tombées sur la table pour les mettre dans sa propre assiette. Puis elle continue de le servir, sans un mot. Finalement, elle s’arrête, pose les couverts et soupire.

« C’est lui le père. On habite ensemble depuis un mois. »

Se mordant les lèvres, Lily prend la cuillère et lui sert une grand louche de sauce, précautionneusement, pour que tout soit parfait. En silence, elle lui pose l’assette devant les mains et, prenant sa propre assiette, elle se dirige vers la cuisine pour y jeter les pâtes sales tombées sur la table. Quand elle revient, à la fois penaude et timide, elle s’assoit et se sert une petite assiette. Et même si elle déteste d’ordinaire la carbonara, elle s’en inonde l’assiette.

« Pardon, Nolan… »

Comme si des excuses pourraient y changer quelque chose. Nolan ne lui pardonnerait sûrement pas, même si elle lui jurait être heureuse avec Tyler. C'est ça, le problème avec Nolan. Il aurait beau lui dire qu'il a confiance en elle, elle sait très bien qu'il ne voit que ce qu'il croit, malheureusement. Et pour l'instant, elle n'est pas très sûre de vouloir lui montrer l'état encore catastrophique de Tyler. Pourtant, Dieu sait comme elle oeuvre pour le remettre en forme, mais il semble qu'il faudra beaucoup de temps et de patience. Or, on sait tous que la patience n'est pas le fort de Lily, surtout Nolan. Oh oui, il connait trop bien sa soeur.